dimanche 25 octobre 2015

Japon de l'époque d'Edo / rédaction d'une nouvelle historique : exemple du Fantôme dans la tasse de thé

La nouvelle que j'ai écrite pour le recueil du Fantôme de la tasse de thé publié récemment chez Issekinicho (ce qui signifie "d'une pierre deux coups", pour les curieux) se déroule dans le Japon de la période d'Edo (1603-1868). J'ai pensé que répertorier certains éléments pourraient intéresser les lecteurs qui aiment l'histoire japonaise ou qui se demandent comment on tente de recréer une époque lointaine dans une nouvelle. C'était, pour moi, un exercice nouveau. Je n'avais jamais écrit de texte situé aussi loin dans le passé, et je n'avais jamais non plus écrit de nouvelle en vue de publication. Je pense que la nouvelle est un très bon exercice pour affûter son style et apprendre à écrire. J'en ai rédigé beaucoup quand j'ai commencé à vouloir écrire sérieusement, mais aucune n'avait jamais quitté mon traitement de texte et il y a des années que je n'en avais plus écrit.

Lorsque le projet de ce recueil m'a été proposé, j'ai sauté sur l'occasion. Lafcadio Hearn est un  auteur intéressant d'histoires de fantôme et j'éprouve depuis longtemps un intérêt particulier pour la période d'Edo, qui sert de cadre à la nouvelle originale (puisqu'il s'agissait dans ce recueil de continuer une nouvelle inachevée de 6 pages). La difficulté résidait dans le fait d'introduire assez d'éléments historiques et culturels pour bien situer l'histoire dans le Japon du 18ème siècle (j'ai choisi de placer mon histoire plutôt au milieu de la période d'Edo, en l'absence d'indications de la part de Hearn) sans surcharger, car le texte ne devait pas être trop long ou se transformer en article Wikipédia sur la période en question.
Vous n'avez jamais eu l'impression de lire un guide touristique ou une brochure de musée en lisant un roman ? Je ne vais pas cafter, mais ça m'arrive de temps en temps...


J'ai tout d'abord rencontré un problème inattendu. Au moment de commencer à travailler, j'ai relu la nouvelle originale de Hearn. En page 2, on nous présente notre héros : "un wakato du nom de Sekinaï". Je n'avais jamais entendu le terme de "wakato", ce qui m'a un peu étonnée car j'ai étudié la période d'Edo pendant trois ans à l'université et que j'ai lu pas mal de livres sur le sujet. J'ai néanmoins vu qu'il était composé des caractères 若 et 党"jeune"et "parti" (au sens d'une faction). J'en ai déduit qu'il s'agissait d'un jeune samouraï. Une note dans le texte m'a informée, elle, qu'il s'agissait d'un "homme d'arme au service d'un samouraï" dans le sens d'un "écuyer au service d'un chevalier".
J'étais un peu embêtée, parce ce que je savais beaucoup de choses sur le mode de vie du samouraï, mais rien sur celle du wakato en question.
Cela peut paraître secondaire, mais en réalité, c'est un point important. Si le wakato est un serviteur plutôt qu'un guerrier, il peut être issu d'une famille de marchands ou même de paysans. Or, le Japon d'Edo est fondé sur un système de castes très rigide. Cela n'a pas forcément d'effet d'un point de vue économique (les marchands sont souvent plus riches que les guerriers, même s'ils sont en bas de la hiérarchie théorique de la société - en-dessous même des paysans, puisqu'ils ne produisent rien !), mais cela a des conséquences au niveau de la tenue, de ce qu'on peut faire ou non, du mode de vie, de l'éducation, et du rapport entre les personnes.
Par exemple, un samouraï a la particularité de pouvoir porter deux épées. Qu'en serait-il de l'homme d'arme ?  Sekinaï utilise un tantô (épée à lame courte) mais il pourrait posséder une arme non mentionnée. A ma connaissance, l'éducation des jeunes samouraïs s'achève quand ils sont encore très jeunes. Sekinaï ne me paraît pas si jeune que ça, ce qui va plus dans le sens du serviteur que du jeune samouraï proprement dit. D'un autre côté, il n'est pas encore marié et, à l'époque, on ne tarde pas à marier ses enfants. D'autant plus que la maison de Sekinaï semble aisée (il y a des serviteurs dans la maison de ses parents) et qu'on ne lui connaît pas de frère ou de sœur dans la nouvelle.
Alors, quels vêtements porte-t-il ? Il a un tour de garde dans le château de son seigneur et le suit en déplacement, ce qui ressemble à un devoir de samouraï, mais quelles sont ses autres activités ? Est-il crédible qu'il ait eu accès à Yoshiwara, le quartier de plaisir (prostituées, artistes et courtisanes) de la ville d'Edo (actuelle Tokyo)?

Quand j'ai fait une recherche sur le terme "wakato" sur Internet et dans mes propres livres d'histoire japonaise, je n'ai pour ainsi dire rien trouvé, ou alors des informations vagues et contradictoires. J'ai donc fait appel à un étudiant japonais que j'ai connu lorsque j'étais moi-même étudiante à l'université de Nagoya. Il m'a répondu immédiatement qu'il n'avait jamais entendu le mot "wakato", lui non plus. Il a eu la gentillesse de faire une recherche pour moi et m'a finalement révélé que le terme n'était pas vraiment employé au Japon, même dans les textes spécialisés. D'après ce qu'il a trouvé, le wakato était au départ en effet utilisé pour les plus jeunes éléments au sein d'un groupe de samouraïs. Mais il aurait aussi désigné une sorte de serviteur-guerrier comparable aux ashigaru (unités d'infanteries de base, principalement d'origine paysanne) mais situés plus haut dans la hiérarchie.
A ce stade, je me suis demandée si Lafcadio Hearn connaissait cette acception du terme ou s'il avait juste voulu parler d'un jeune samouraï, sachant que le recueil de nouvelles dont "Celui qui avala un fantôme" est extrait a été écrit en 1904 et que Hearn n'est après tout que japonais d'adoption.
J'ai finalement décidé d'interpréter Sekinaï plutôt comme un samouraï que comme un serviteur et de décrire sa famille comme aisée sans trancher sur son statut guerrier.
Evidemment, tout cela ne change au final que des détails quasiment  indétectables à la lecture de l'histoire. C'est souvent le cas des recherches que l'on fait en écrivant. Je pense que ces recherches sont un peu comme les gammes et les arpèges du musicien : vous ne les entendez pas en concert, mais elles sont indispensables à l'exécution correcte du morceau que êtes venus écouter.


Une fois ce point préliminaire tranché (et les mines à éviter soigneusement circonscrites), j'ai fait des recherches pour essayer de coller le plus possible à l'"esprit d'Edo" que Lafcadio Hearn a voulu évoquer à travers sa nouvelle. Je vais ici donner certains exemples des détails qui m'ont servi à essayer de recréer cet esprit dans l'ordre où ils apparaissent dans la nouvelle.
Bien entendu, ceci contient des spoilers. Ce sont un peu  les notes de bas de page que je n'ai pas incluses dans la nouvelle pour ne pas alourdir le texte. Donc, si vous n'avez pas lu la nouvelle et que vous avez l'intention de le faire... arrêtez tout de suite votre lecture et revenez plus tard. Vous êtes prévenus !

- J'ai décidé d'équiper le château du seigneur de Sekinaï d'un "parquet rossignol" tel que j'ai pu en observer dans le Château Nijô à Kyoto. Ce système ingénieux installé dans les couloirs permettait de détecter les intrus au bruit de leurs pas . C'était d'autant plus efficace que les cloisons séparant les pièces du couloir étaient très fines.

- Le samouraï tombant amoureux d'une courtisane et se désespérant de ne pouvoir la racheter est un thème  récurrent du sewamono ou théâtre traditionnel japonais très populaire à l'époque d'Edo. Dire que de telles rumeurs circulent au sujet de Sekinaï est à la fois un rappel de la période et une annonce de ce qui va se produire dans la suite de la nouvelle.

- Concernant la jeune serveuse que Sekinaï voit en rêve, j'ai hésité à en faire une courtisane de Yoshiwara, la courtisane étant un personnage récurrent dans l'histoire d'amour tragique de l'époque d'Edo. J'y ai finalement renoncé pour des raisons pratiques : les quartiers où étaient parquées les courtisanes étaient clos et les entrées et sorties étaient très surveillées. On ne pouvait y entrer armé, notamment (même les samouraïs laissaient leurs armes à l'entrée). Cela rendait le déroulement de mon intrigue compliqué. Je me suis donc rabattue sur une maison de thé. Celles-ci proposaient d'ailleurs parfois, en toute illégalité, des services comparables à ceux offerts dans les quartiers de plaisir.
Pour la tenue de la jeune serveuse, je me suis inspirée de la tenue que porte Osen dans la célèbre estampe de Bunchô :

http://japon.123encore.net/japanart002b.html

Osen était serveuse dans une maison de thé réputée et, renommée pour sa beauté, elle fut le modèle de beaucoup d'estampes. Telles les courtisanes de haut rang, elle fut imitée par de nombreuses femmes en terme de mode vestimentaire et capillaire.

Ma jeune serveuse est aussi décrite comme ayant le visage arrondi et le teint pâle, ce qui étaient les critères de beauté classiques de l'époque.
Je l'ai appelée "Omitsu". La structure "O+nom de chose (souvent une fleur ou de la nourriture)" est typique. On trouve beaucoup de Otake (bambou), Oume (prune), Okome (riz). "Mitsu" signifie miel ou nectar. C'est également une évocation du rôle de ce personnage dans la nouvelle.

- Sekinaï et ses compagnons jouent au go, un jeu de stratégie d'origine chinoise qui était très populaire à l'époque d'Edo, notamment parmi les guerriers. Il est en effet supposé servir d'entraînement à la stratégie militaire.

- Lorsque l'état de Sekinaï se détériore, ses parents lui font donner du ginseng sur ordres du médecin. Il s'agit alors du remède vedette en Extrême-Orient depuis des siècles, mais il est alors importé de Chine et n'est pas à la portée de toutes les bourses. Le fait que les parents de Sekinaï lui offrent de l'anguille pour le pousser à manger est également un indicateur de richesse fort car il s'agit à l'époque d'un poisson très cher. La sauce qui l'accompagne est tellement précieuse que le personnel des restaurants ont à cette période pour consigne de sauver les barils qui la contiennent en priorité quand l'établissement brûle.

- Le guerrier qui s'intéresse d'un peu trop près à Omitsu fait partie du clan Mizuno. Celui-ci est important sous le règne des Tokugawa (shôguns qui régnèrent sur le Japon durant toute l'époque d'Edo). Ses membres prétendent descendre du clan Minamoto, qui fut autrefois l'un des quatre clans les plus importants du Japon. En outre, les Mizuno produisent un certain nombre de fudai daimyo, des seigneurs proches du shôgun pour avoir aidé à l'accession au pouvoir des Tokugawa : ils sont ses vassaux héréditaires, possèdent des propriétés placées à des endroits stratégiques et occupent des fonctions élevées dans l'administration. La famille Mizuno comprend aussi des hatamoto, gardes officiels de haut rang directement au service du shôgun.
J'ai choisi cette famille car elle n'est pas assez importante pour qu'il soit invraisemblable qu'un de ses membres croise le chemin d'Omitsu, mais elle l'est assez pour que tirer son sabre devant l'un de leurs membres (sans parler de le blesser) vous mette automatiquement dans de très sales draps.

- A l'époque d'Edo, on découpe le temps en cycles de six jours (rokki), certains fastes, certains néfastes (parfois partiellement suivant si on est le matin ou l'après-midi). Taian, le plus faste, est encore aujourd'hui souvent privilégié pour les mariages. Shakku, mentionné dans la nouvelle, est très néfaste (surtout le matin).

- La pièce dont parle Omitsu est Suicides d'amour à Amijima, une pièce de théâtre de marionnettes (jôruri) qui a été adaptée au kabuki (théâtre traditionnel plus coloré et beaucoup moins lent - certaines mauvaises langues diraient soporifique - que le Nô). Le thème du suicide des amants qui choisissent d'être réunis dans la mort puisqu'ils ne peuvent l'être dans la vie sans perdre leur honneur est très apprécié et fait l'objet de beaucoup de pièces de l'époque. On remarquera que le guerrier "suicide" galamment sa bien-aimée (on ne peut pas faire confiance aux femmes, hein...).

- A l'époque d'Edo, les heures sont données par les douze animaux du zodiaque. La première heure est le rat, la sixième, celle du cheval. On dit aujourd'hui encore "avant le cheval" pour le matin et "après le cheval" pour l'après-midi (gozen et gogo). Dans la nouvelle, je cite l'heure du bœuf (entre 1 et 3h du matin) qui est censée être l'heure où les fantômes et autres créatures surnaturelles apparaissent le plus volontiers.

- Le fantôme est décrit comme dépourvu de jambes et vêtu d'un kimono blanc, ce qui est la description traditionnelle du spectre vengeur. Pour s'en protéger on ne peut compter que sur les ofuda, des talismans inscrits sur des morceaux de papier ou de bois. Si cela ne suffit pas, il faut trouver le moyen de l'apaiser autrement en lui rendant justice ou en procédant à un exorcisme.

- Yaoya Oshichi : jeune fille d'un marchand de fruits et légumes (yaoya signifie littéralement "primeur") qui rencontra un garçon dont elle tomba amoureuse à l'occasion d'un incendie au début de l'époque d'Edo. La ville d'Edo était célèbre pour ses incendies à répétition ; on prétend qu'il y en aurait eu près d'une centaine durant cette période. Oshichi, ne sachant comment revoir le jeune homme, décida de déclencher un incendie pour y parvenir. Elle fut immédiatement attrapée par les habitants de la ville et, à l'âge de 16 ans, elle fut brûlée sur le bûcher pour ce crime. Son histoire restera célèbre et inspirera divers écrivains et dramaturges de l'époque.
A titre d'anecdote, chaque année est, au Japon, liée à un animal du zodiaque ainsi qu'à un des cinq éléments. Oshichi est née l'année du cheval de feu. Cette année revient tous les 60 ans et est, aujourd'hui encore, considérée comme un mauvais présage : on raconte que les filles nées lors de l'année du cheval de feu resteront vieilles filles et seront malheureuses. Ces années-là, on observe donc une baisse notable des naissances au Japon. La prochaine aura lieu en 2026...


Je ne sais pas si tout cela a le moindre intérêt à part à titre d'explication de texte de la nouvelle. Mais, pour une fois, toutes mes notes de travail m'auront servi à quelque chose ! Disons que c'était notre article "Encyclopédie du savoir relatif et absolu"...


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